La Nouvelle de Franck Thilliez s'appelle Charybde et Scylla. (Pour ceux qui ne connaissent pas l'expression, tomber de Charybde en Scylla signifie "aller de mal en pis".)
Pour ce concours, il fallait en écrire la suite en suivant les consignes suivantes :
Le manuscrit doit être impérativement la suite et fin de la nouvelle écrite par Franck Thilliez, rédigé en langue française. Les personnages et les situations de ce récit doivent être purement fictifs, et donc toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.
Un manuscrit complet devra être remis lors de la participation, toute participation contenant un manuscrit manifestement incomplet ne sera pas prise en compte.
Le manuscrit remis devra comporter au minimum 5 000 et maximum 12 000 signes espaces compris et peut compter plusieurs chapitres sur le Site.
Cela remonte au mois de Mars, mon site n'existait pas et je n'ai jamais pensé à vous partager cet exercice qui, même si je n'ai pas gagné, m'a beaucoup plu ! Alors je me lance, je partage ! Ma suite fait 11 985 signes. je respecte les consignes !
Je vous laisse juger de ce que j'ai inventé, mais pour la bonne marche de cette lecture, je ne souhaitais pas séparer les deux parties afin que vous puissiez juger du bon enchaînement, ou pas ! :D
Pour ceux que ça intéresse et qui n'ont pas trouvé où commence ma suite, demandez-moi ou dites-moi dans les commentaires si vous avez trouvé et ce que vous en pensez !
Bonne lecture !
Ceci n’est pas la réalité…
Ceci n’est pas la…
Ceci…
* * *
J’aime regarder la mer, me perdre dans l’ondulation de ses vagues que je devine à peine, et imaginer que derrière l’horizon se répand la beauté chaque jour renouvelée de notre monde.
Rien n’est plus vrai et intègre que ce mélange d’eau, d’air et de feu. La Nature ne nous ment pas. Jamais.
Je m’appelle John Doe, et j’ai deux vies.
Il y a celle que je mène sur l’île Scylla, avec ma femme Pénélope dans cette villa d’architecte perchée à flanc de falaise, avec son bow-window panoramique et ses quatre salles de bains. Une existence où je ne me lasse pas des embruns du matin, des marches sur les galets, des couchers de soleil et des poissons frais que nous faisons griller, nos pieds nus réchauffés par les lames en bois exotique de notre terrasse.
Notre monde réel est aujourd’hui celui qui me fait le plus rêver, celui où je coule des jours heureux. À soixante ans, je me répète que j’ai de la chance de la mener, cette existence, que tout ce que nous possédons, Pénélope et moi, n’est possible que grâce à l’autre vie, celle qui reprend cours chaque fois que sonne le téléphone gris à gros boutons, accroché au mur de notre séjour. Sachez qu’il n’y a qu’eux qui utilisent cette ligne. Eux, ce sont ceux de l’ARI, l’Administration des rubriques inventives. Mes généreux employeurs. Et aussi, depuis plus de trente ans, mes bourreaux.
Ce fichu appareil nous a réveillés, Pénélope et moi, à 5 heures du matin, en plein mois de février. J’ai allumé la petite lampe de chevet et j’ai vu les yeux de ma femme s’embuer : nous n’avions passé que six mois ensemble, depuis ma dernière mission durant laquelle je n’avais pas donné la moindre nouvelle. Là où je vais, il est impossible de communiquer avec la famille. C’est comme si je n’existais plus et, à bien y réfléchir, c’est le cas.
Pénélope attrape ma main au moment où je me lève.
– Ne pars pas.
Je sens, dans sa voix, cette éternelle détresse liée à la peur de ne pas me voir revenir ou de me trouver dans d’autres bras que les siens. Olivier Sacks nous a mariés, mon autre femme Hélène et moi, il y a dix-sept ans, sans que nous puissions y faire grand-chose.
– On en a parlé chérie, tu étais d’accord. Ce sera ma dernière fois. Avec ce que devrait me rapporter ce contrat, on sera définitivement à l’abri. Nous, nos enfants et nos petits-enfants. Aucun d’entre eux n’aura besoin de faire les choux gras de l’ARI. On vieillira sur l’Île, insouciants jusqu’à la fin de nos jours.
La sonnerie de ce maudit téléphone gris continue de retentir. J’aurais peut-être dû l’arracher depuis longtemps, signaler à l’ARI que je prenais ma retraite avant l’heure. Je sais qu’ils ne raccrocheront pas. Ils me connaissent, depuis toutes ces années, et savent qu’ils peuvent compter sur moi pour être le petit soldat de cet ivrogne de Sacks. La bouteille finira par le tuer, j’en suis sûr. J’espère juste que ce sera en dehors de mon ultime période de travail.
Le téléphone se trouve à droite d’une bibliothèque. Depuis que je fais ce métier, je ne peux plus lire un seul livre. J’ai trop d’empathie pour les personnages, je sais ce qu’ils traversent, ce que leurs créateurs leur font subir. Mes rayonnages sont pleins de belles couvertures colorées, d’éditions limitées, d’histoires qui m’ont jadis fait rêver, mais quand je prends un livre au hasard et que je le feuillette, les pages sont toutes blanches. Je me laisse simplement l’illusion de pouvoir lire…
Je finis par décrocher et annonce à l’opérateur que je serai sur place d’ici la fin de journée.
Une fois n’est pas coutume, j’ignore pour combien de temps je serai absent. Ça peut varier de quatre à douze mois, ça dépend de Sacks. Ma vie entière repose sur les états d’âme de cet homme et c’est sans doute le plus insupportable pour Pénélope. Normalement, les gens comme moi ne se marient pas, n’ont pas d’enfants et mènent une vie d’ermite, à enchaîner des contrats qui bien souvent leur ravagent le cerveau. Nombreux sont ceux qui entrent à l’ARI, appâtés par le gain et l’inédite possibilité de vivre une autre vie. Mais peu en ressortent indemnes.
Je m’habille en quatrième vitesse. Pantalon en toile beige, pull à col roulé, blouson. Pas de bagages, pas d’objets personnels, pas de photos souvenirs. Interdit. Avec Pénélope, on va voir nos enfants pour leur annoncer la nouvelle, et c’est sans doute le moment le plus difficile pour moi. Avant mon départ, je dépose mon alliance dans le creux de la main de ma femme et serre fort ses poings fragiles.
– Notre vie aussi est un livre, un livre à la fois merveilleux et dramatique. Certains chapitres sont tristes, d’autres sont heureux et si tu ne tournes pas la page…
– … Tu ne sauras jamais ce que la suite de l’histoire te réserve. On doit avancer, je sais. Reviens vite, John. Ferme l’autre livre de ta vie, définitivement, et envoie promener Sacks, qu’on puisse enfin terminer le nôtre, rien qu’à deux.
Sur ces mots, je l’abandonne.
Je sais que Pénélope attendra mon retour.
* * *
Je n’ai jamais su combien de personnes travaillent à l’Administration des rubriques inventives, ni comment elle fonctionne vraiment. Depuis quand existe-t-elle ? Est-elle aussi vieille que l’Humanité ? Sous quelle forme se présentait-elle, voilà cinq cents ans ? Et qui l’a créée ? Ce que je sais, en revanche, c’est que c’est aujourd’hui l’endroit le plus sécurisé et hiérarchisé que je connaisse.
De l’extérieur, l’ARI ressemble à un gigantesque aéroport, avec des terminaux propres à chaque entité : « Onirisme », « Spiritualité », « Mémoire »… Je me rends au terminal « Imaginaire », sur l’aile « Départs et retours ». C’est le plus imposant des bâtiments, en forme d’aile de deltaplane. Après plusieurs fouilles et contrôles d’identité, des dizaines de portes franchies et de rencontres avec des employés qui vous orientent vers d’autres employés, je me dirige vers le département dédié à la fiction, puis « thriller/policier ». J’arrive dans une grande pièce, la « salle des admissions adultes », où des dizaines de personnes assises dans des fauteuils confortables attendent leur tour avec un ticket numéroté, l’oeil rivé sur un écran géant qui diffuse des pubs à longueur de journée. À ma gauche, une grande vitre donne sur un couloir par lequel transitent ceux qu’on appelle « les revenants ». Pour eux, la mission est terminée. Il n’est pas rare que des brancardiers et des médecins y circulent. J’ai déjà vu quelqu’un revenir les pieds devant. Des rumeurs rapportent qu’il existe une morgue, quelque part dans le terminal.
Après avoir récupéré mon ticket, le n° 58, je cherche Hélène du regard sans la trouver. Sans doute est-elle déjà partie pour Charybde. Je m’assieds à côté d’un gars d’une trentaine d’années bien en chair, avec un nez disproportionné par rapport au reste de son visage, et des petits yeux porcins. Il tripote nerveusement son ticket entre ses doigts, se répétant peut-être que tant qu’il n’a rien signé, il est encore possible de faire demi-tour. Malgré tout, il faut bien avoir à l’esprit que si vous refusez une fois, vous serez rayé du registre et écarté à jamais des métiers de l’ARI, le plus gros employeur de Scylla. Il me regarde de travers. On est deux ou trois à avoir plus de cinquante ans dans la pièce. Son blouson est posé sur ses genoux et deux larges auréoles de sueur commencent à assombrir sa chemise au niveau des aisselles.
– Je suis Jérémy. T’es vieux et t’as pas l’air complètement fou pour mettre les pieds dans ce département. Les gens de ton âge, on les retrouve plutôt côté « Romance » ou « Comédie », c’est cent fois moins risqué. J’en déduis que t’es un récurrent ?
– Ma vingtième fois.
Les petites billes noires au milieu de son visage s’illuminent.
– Un récurrent… Le rêve, la sécurité de l’emploi. Vingt, tu dis ? Bon Dieu, tu dois être millionnaire. C’est des gros livres en plus, je parie ?
– Non, trois cents pages en moyenne, mais ça me va. Mon auteur est un lent, il écrit à peine deux ou trois pages par jour. Le reste du temps, il sort et il picole. Enfin, je présume.
Je lui tends la main et me présente :
– Ici, je suis John Doe mais là-bas, Ulysse Cornu, commandant de police au 36, Quai des Orfèvres, à Paris. Personnage principal d’un écrivain qui s’appelle Olivier Sacks. Il est très connu sur l’Émergé. Un peu la gloire des auteurs de romans policiers. Et toi ? C’est ton premier voyage ?
– Ouais, ouais. l’ARI m’a contacté pour un petit rôle d’artisan dans le bouquin d’un type spécialisé dans l’horreur. Il leur fallait un petit gros et laid d’une trentaine d’années, et me voilà…
D’emblée, je sais qu’il est fait pour ce job et qu’après cette mission, il en réclamera une autre. Le travail ne manque pas. Les physiques comme le sien sont très recherchés par les écrivains.
– ... Le point positif, c’est que le romancier a déjà défini mon rôle, poursuit-il, et que, psychologiquement, je devrais m’en sortir à peu près indemne. Par contre, ce qui est moins rigolo, c’est que le bouquin se passe en 1963, année d’un assassinat de président ou je ne sais pas quoi, et que cette période est hyperringarde. Plus d’ordinateur, télé en noir et blanc, et je ne te parle même pas des coupes de cheveux. La lose.
Il a de la chance d’être tombé sur un écrivain qui prépare un minimum son plan et la trajectoire de ses personnages. L’ARI peut ainsi l’appeler au moment où il doit intervenir et l’informer des risques de sa mission. Je n’ai pas ce privilège avec Sacks. Ce soûlard ne se fend d’aucune préparation. Juste une vague idée de sa trame, et quand il se sent prêt, il se met à écrire. Autrement dit, je ne sais jamais ce qui va m’arriver et ça, franchement…
Ah, deux petites précisions supplémentaires en rapport avec ce qu’a dit mon voisin. La première : quand l’ARI sait à l’avance qu’un Ingénium va mourir (c’est notre dénomination), elle envoie des condamnés à perpétuité. Une démarche autorisée par l’État insulaire qui n’y voit là que des avantages : ça rapporte de l’argent et ça libère de la place dans les prisons.
Seconde précision, et de taille : même les romanciers qui préparent leurs plans peuvent changer d’avis en cours d’écriture. Malheureusement, une fois que vous êtes dedans, vous ne pouvez plus revenir en arrière. Il faut être prêt à encaisser l’imprévu.
Mon voisin se retourne pour lorgner le nouvel arrivant, qui ne m’est pas inconnu. Après quelques secondes, je percute. C’est Tyrion Lannister, le nain de Game of Thrones. Longs cheveux emmêlés, visage terne. Une vraie gueule de sous-sol. Il doit bien approcher les soixante-dix ans. Ça fait des années que je n’ai plus croisé le rase-moquette sur l’Île. On raconte qu’il déprime seul dans son immense château depuis la mort de George R.R. Martin.
Et avec un physique aussi atypique que le sien, impossible de décrocher un rôle dans un roman différent. Lannister n’appartient qu’à un seul homme, et c’est Martin. Sa présence laisse-t-elle présager qu’un nouvel auteur a repris la suite de la saga ?
Jérémy reprend sa position avachie.
– Comme Lannister tu vieillis et ton Olivier Sacks aussi, forcément. T’as pas peur qu’un jour, il te…
Il passe son pouce sur sa gorge, d’un geste qui me glace. Ce n’est pas un secret : bien souvent, les récurrents finissent par mourir, ou partent à la retraite quand ils ont affaire à des romanciers cléments. Je ne me suis jamais habitué à l’idée de mourir dans un livre, dans les profondeurs de Charybde, si loin de chez moi.
– C’est pour ça qu’après ce livre, je raccroche les gants. D’un roman à l’autre, l’état de santé d’Olivier Sacks se dégrade. Ses livres ne sont plus aussi bons et j’en viens même à m’ennuyer moi-même.
– Il se passera quoi, si t’arrêtes ? Enfin pour Sacks, je veux dire.
– Probable qu’il ne trouve plus l’inspiration pour la suite de mes aventures. L’ARI essaiera sûrement de dégotter un Ingénium qui me ressemble, mais ça ne fonctionnera pas. On se connaît trop bien, Sacks et moi… Alors, peut-être que comme moi, il prendra sa retraite, ou il passera à une autre série de livres.
– S’il a besoin d’un gars dans mon genre, je suis preneur…
Après deux heures d’attente, on m’appelle. Quelques personnes se sont agglutinées contre la vitre. Des infirmiers encadrent un type en pyjama bleu qui a l’écume aux lèvres. Encore un qui est revenu de sa mission avec une case en moins.
C’est l’heure de signer la paperasse : les différentes décharges qui dégagent l’ARI de toutes responsabilités, mon nouveau contrat, avec montant fixe, prime variable suivant le temps passé de l’autre côté, et toutes les clauses particulières que je ne relis même plus. Comme je les informe que ce sera ma dernière fois, ils me font signer d’autres papiers, en me demandant à plusieurs reprises si je suis bien certain de vouloir quitter l’Administration après cette mission. Plutôt deux fois qu’une.
Puis je me dirige vers une salle de checklist, où je suis accueilli par Messine, un grand type roux un peu courbé, au visage blanc tel un os passé à l’eau de Javel. C’est mon infirmier attitré, on ne se parle pas beaucoup tous les deux, mais il était déjà là il y a trente ans, quand j’ai fait ma première mission, et on s’apprécie.
Je m’installe dans une capsule de chez Charybde©, l’un des autres gros employeurs de Scylla. C’est pour la décontamination ou la stérilisation, un truc dans le genre. Les vitres s’abaissent. Dans le compartiment, alors que se déversent des produits gazeux, j’ai une absence, et quand je rouvre les yeux, je me sens extrêmement faible. Messine tient son même discours, il m’explique que c’est normal, c’est à cause des produits. Il m’aide à sortir de là. Curieusement, je tiens à peine debout, mes muscles semblent ne plus avoir fonctionné depuis une éternité. Je remarque que ma peau sent la menthe, à cause des gaz. On me fait subir différents examens médicaux, on prend ma tension, on me prélève quelques tubes de sang, et on me contraint à un peu d’exercice sportif avant le grand départ : flexions, extensions, course d’une demi-heure sur un tapis roulant. Messine prend des notes sur une tablette.
– Vous avez passé du bon temps, depuis la dernière fois ? Comment va votre femme ?
– Très bien. C’est ma dernière mission.
Son visage se crispe, « Oh ! », et je lis ensuite le dépit dans ses yeux.
– Vous me manquerez.
– Vous me manquerez aussi, Messine.
On sort de là, et Messine m’oriente vers le couloir numéro 42. À ma droite, un jeune en tenue orange, menotté – un droit commun – hurle, se débat, il faut quatre hommes pour le maîtriser. Il ignore sans doute qu’il va à l’abattoir, livré entre les mains d’un romancier qui n’aura aucune pitié pour lui. Il a un gros tatouage en forme de toile d’araignée au beau milieu du visage. Peut-être qu’ils lui ont juste dit qu’il allait mourir, sans lui expliquer quand, ni comment. J’imagine son traumatisme quand il va atterrir dans les abysses de Charybde.
Une fois isolé dans un box de quelques mètres cubes, je me déshabille et m’installe dans une capsule identique à celle de la décontamination. J’y suis confortablement allongé et heureusement, vu le temps que je vais passer à l’intérieur. Les vitres se verrouillent au-dessus de moi. Des capteurs se resserrent autour de mon crâne. Messine installe des sondes, il s’occupera de la surveillance, de mes données biologiques, et m’accueillera au retour, d’ici quelques mois.
Il m’indique que le départ est prévu dans moins d’une minute.
– Bonne chance, John. Et réfléchissez bien, avant de revenir, sur votre décision d’arrêter.
– C’est tout réfléchi.
J’adresse une dernière pensée à Pénélope et à mes enfants. Scylla va me manquer, j’ai déjà hâte de la retrouver.
J’entends alors le chuintement du gaz à la fraise qu’on introduit dans un petit tuyau, pile au-dessus de mon front. Dix secondes plus tard, je sombre…
* * *
Je suis couché dans un coin, la joue sur un carrelage froid. Je me redresse, légèrement titubant. Une silhouette d’abord floue se précise à mesure qu’elle approche. Je reconnais Hélène, sa démarche gracile. Elle vient se serrer contre moi quand j’ai repris mes esprits.
– Contente de te revoir.
– Moi aussi, Hélène.
Dans les livres, on est Ulysse et France, mais on s’appelle par nos vrais prénoms, histoire de garder vaguement un pied dans la réalité. On s’observe comme deux vieux amis. Elle a les cheveux un peu plus gris, deux ou trois rides supplémentaires. Je la connais peut-être davantage que Pénélope. J’ai le souvenir de la petite tache sur son sein droit, je sais l’odeur qu’elle abandonne dans les draps après l’amour, mais il n’y a aucun sentiment autre que l’amitié entre nous. Je n’ai jamais cherché à la revoir sur l’Île, l’ARI interdit les relations entre Ingéniums en dehors des livres. Je sais juste qu’elle habite à deux cents kilomètres de chez moi, sur la côte ouest, et qu’elle y vit seule.
Posant à tâtons une main contre mon front, je me rends compte que j’ai le crâne lisse et que je porte une paire de lunettes.
– C’est quoi, ce truc ?
Entre son dernier roman et avant que celui-ci ne débute, Sacks m’a rasé le crâne et a altéré ma vision. Pourquoi ? J’ai horreur qu’il touche au physique de mon personnage. Je le sens mal, ce vingtième tome des « enquêtes d’Ulysse Cornu. »
Je lis de la tristesse dans les yeux d’Hélène.
– Tu sais quelque chose que j’ignore ?
Elle s’éloigne vers le salon sans un mot. J’observe autour de moi, avance jusqu’à la fenêtre. On est bien dans l’appartement que Sacks a imaginé pour nous, dans le 10e arrondissement de Paris, pas loin de la Gare du Nord. Je porte ce sempiternel costume gris anthracite avec une cravate noire. Mon alliance est en place. Hormis mon physique, pas grand-chose n’a changé au fond de sa cervelle d’écrivain torturé. Même décor, mêmes objets, avec de légères variations cependant : un tapis passé du bleu au vert, des pièces un peu plus grandes ou à l’inverse plus petites. Des imprécisions liées à sa mémoire défaillante, sans doute. Des erreurs de cohérence que seuls ses lecteurs les plus assidus découvriront au fil de leurs lectures.
Vous l’avez compris, Hélène et moi, on se trouve dans la tête de Sacks. On appelle ça Charybde, en référence aux capsules qui nous permettent d’être ici. Le monde qui nous entoure, cet appartement, ces objets, ne sont que le fruit de son imagination et de l’univers que l’écrivain s’est créé depuis des années autour de nos aventures. Nos corps ne sont que des représentations de la façon dont il nous visualise. Regardez, il y a bien des livres dans une bibliothèque, avec des couvertures – Moby Dick, Croc Blanc, Le Vieil Homme et la Mer, qui n’était pas là dans l’aventure précédente… – mais si j’en ouvre un au hasard, il n’est composé que de pages blanches, comme dans ma propre bibliothèque, à Scylla. Ce n’est qu’un décor.
La plupart des armoires sont vides, elles existent juste pour que l’écrivain puisse les décrire.
Mon personnage mange des pommes à longueur de journée, alors la corbeille à fruits, devant moi, est pleine de belles pommes bien juteuses qui ne pourrissent pas. Si j’en prends une et que je la croque, elle n’aura aucun goût. Ici, on ne mange pas, on ne boit pas, on ne dort pas.
On ne peut même pas mourir. On se contente d’attendre que Sacks fasse appel à nous. Je vois ce que vous allez vous dire : comment ça marche, tout ça ? Où sommes-nous réellement ? À ce que j’en sais, mon corps physique est resté à Scylla, dans la capsule, sous la surveillance de Messine, à l’instar de milliers d’autres exerçant le même métier que moi. Il est nourri artificiellement, ses muscles sont stimulés électriquement par tout un tas de capteurs, afin qu’il garde sa fraîcheur. Mon esprit, lui, se trouve à Charybde, dans le cerveau du romancier. L’ARI nous paye pour que les créateurs de l’Émergé puissent continuer à créer.
Pour que les rêveurs puissent encore rêver. Sans nous, sans ceux du terminal « Imaginaire », il n’y aurait pas de romans. Quand vous regardez un film, il y a des acteurs, derrière ? De vrais acteurs de chair et d’os ? Et bien, dites-vous que lorsque vous rêvez ou que vous lisez un livre, c’est pareil, dans les coulisses il y a des Ingéniums. Le Harry Potter de J. K. Rowling existe dans la réalité, il s’appelle Josh MacMahon, il habite une villa non loin de la mienne et sort ses poubelles le mardi matin, comme n’importe lequel d’entre nous.
Ce pourrait être un métier de rêve si, d’une part, il n’y avait pas l’ennui entre les phases d’écriture du livre en cours et si, d’autre part, tout ce qui nous impactait ici ne se répercutait pas dans notre vie réelle. Quand on sort du gouffre de Charybde et qu’on revient à la lumière de Scylla, on porte le bagage psychologique de ce qu’on a vécu dans les boîtes crâniennes.
Les traumatismes… Les cadavres croisés dans l’histoire… Les douleurs d’une balle logée dans l’épaule… Sur l’Île, la blessure physique n’existe pas, contrairement aux dégâts psychologiques qu’on ramène dans nos bagages.
Et si Sacks me tue dans l’histoire, mon âme n’existe plus. Mon cerveau, dans la capsule, s’arrête de fonctionner instantanément. Je meurs pour de bon. On m’emmène alors à la morgue pour libérer la place dans le compartiment où mon corps est couché, et on envoie une belle lettre de condoléances à ma femme. C’est pour ça qu’être récurrent, c’est l’assurance de rentrer en vie. En théorie.
Voyez-vous, pour l’instant, Sacks ne s’est pas encore mis à écrire et donc à nous mettre en scène, ce qui explique notre apparente liberté de mouvement. À l’heure qu’il est, on existe dans sa tête sans avoir de rôle précis à jouer. Mais si l’ARI a fait appel à nous, c’est que l’écrivain est sur le point de se mettre à l’ouvrage, une question d’heures ou de journées. On doit se tenir prêts.
Je tourne sur moi-même et me rends compte qu’il manque une présence.
– Où est Gypsy ?
Gypsy, c’est notre fidèle labrador. L’ARI gère aussi les animaux.
– J’ai trouvé sa laisse et son collier dans une petite boîte, répond Hélène. Il est mort, je présume. Je suppose qu’on saura bientôt de quelle façon. Dès que le soûlard se sera remis à écrire.
Ce chien va me manquer. Je me rapproche d’Hélène. Elle est assise sur une chaise, les yeux dans le vague.
– C’est la mort de Gypsy qui te met dans cet état ?
Elle pousse un soupir et se lève.
– Oui, tout ça. Aussi le blues d’avoir quitté Scylla. On va retrouver les autres avant que Dieu le Grand se mette à écrire son premier chapitre ?
Elle me sourit, mais je sais qu’elle me cache quelque chose. Elle me prend par la main et m’emmène dans la rue. C’est drôle de se promener dans des images mentales, de marcher dans un Paris sombre, encore vide, et qui ne s’animera qu’une fois posées les premières lignes du nouveau roman. Sacks vit à Paris depuis l’enfance, il connaît cette ville par coeur. Je n’y suis jamais allé, en vrai. Vous savez, Scylla, on y naît et on ne la quitte plus.
On arrive au Vingt-Deux Long Rifle, le bar où Sacks nous fait picoler tous les vendredis soirs. C’est là où on se retrouve, avec l’équipe et parfois d’autres personnages du roman, entre les chapitres. Ça nous aide à tuer un ennui qui, au fil des semaines, va devenir mortel.
L’établissement est tenu par Mathilde, un personnage secondaire qui n’apparaît que deux ou trois fois par roman. Elle est déjà là, en place, pour ouvrir le bal a priori. La présence d’un personnage secondaire au début d’un roman est souvent la promesse d’une montée en grade.
Il y a Jean, Rémi et Paul, mes subordonnés. Tous me scrutent étrangement, mon crâne chauve, mes lunettes, et me trouvent une sale gueule. On s’embrasse, on boit des whiskies qui n’ont aucune saveur et aucun effet alcoolisant. Comme dans les livres, les bouteilles ne se vident pas. Au début des missions, l’ambiance est géniale. On refait le monde, on parle de nos vies sur Scylla. Rémi nous raconte ses soucis avec son index droit tranché par un désaxé dans le roman précédent. Ici, l’index n’est plus, mais il est toujours à sa place sur le corps véritable.
Paradoxalement, une fois rentré au bercail, Rémi ressent la douleur du membre fantôme, bien qu’il possède tous ses doigts. C’est l’un des nombreux bugs cérébraux qu’engendrent les voyages entre Charybde et Scylla.
On se demande à quelle sauce Sacks va nous manger, cette fois. Les heures passent dans la nostalgie et la bonne humeur quand soudain, les sirènes commencent à chanter, quelque part. C’est un signal qu’on connaît tous par coeur : Sacks stimule son imaginaire, il va se mettre à écrire dans la minute. Panique à bord.
On a tous nos réactions, nos habitudes. Paul et Jean se recroquevillent dans un coin, les mains sur la tête. Rémi quitte les lieux et se met à courir d’une rue à l’autre. Je reste à table avec Hélène et je ferme les yeux. D’ici quelques secondes, et jusqu’à ce que Sacks termine sa séance d’écriture, je ne saurai plus que j’existe en tant que John Doe, que je suis marié à Pénélope sur Scylla et que je me trouve dans la tête d’un romancier. Je vais reprendre le rôle d’Ulysse Cornu, flic au 36, et ce monde-ci va devenir mon vrai monde.
Ça commence toujours par un flash blanc…
* * *
– Alors, docteur ?
Ulysse Cornu est assis face au Pr Tardieu, à l’étage neurologie de l’hôpital de la Pitié Salpêtrière. Le commandant de police fait rouler nerveusement sa pomme sur ses genoux, sous le bureau.
– La chimio n’a pas fonctionné comme nous l’espérions, explique le médecin. La tumeur est encore présente dans votre cerveau. La bonne nouvelle, c’est qu’elle ne grossit plus aussi vite qu’avant.
Ulysse reste un instant silencieux. La tumeur a été détectée environ deux mois après L’Affaire des cercueils de plomb. Dès lors, il s’est mis en arrêt maladie et a passé son été à aller de spécialiste en spécialiste pour subir des examens. Les tiroirs des meubles de son appartement rue de Chabrol sont remplis de radiographies, de scanners, qui montrent une tache blanche de la taille d’une cerise sous son crâne. La tumeur n’est pas opérable.
– Combien ?
– Écoutez… Il arrive que certains patients déjouent, par je ne sais quel miracle, tous les pronostics. Il est très important que vous gardiez espoir. La volonté et l’envie de…
– Docteur, s’il vous plaît… Combien ?
– Six mois. Un an, maximum.
Engoncé dans son costume gris, Ulysse pose sa pomme sur le bureau. Le regard vide, il imagine un petit ver, à l’intérieur, qui la ronge jusqu’à ce qu’elle finisse par pourrir.
– Je vais devenir aveugle ?
– Difficile à dire, tout dépendra de l’évolution de la tumeur.
Ulysse acquiesce, sans colère. Il a traversé les âges avec une santé de fer. Il n’est jamais passé par la case hôpital, ne s’est jamais cassé le bras, foulé la cheville, c’est à peine si la grippe est passée par lui. Cette fois, il se prend tout d’un coup. Après la mort de Gypsy, renversé par une voiture, c’est bientôt à son tour de passer l’arme à gauche. Quand le sort s’acharne à ce point, il n’y a pas grand-chose à faire.
Il allait falloir l’annoncer à France, et c’est ce qui le chagrine le plus. Il sort de là, le col relevé, et balance sa pomme dans la première poubelle qu’il croise. Un ciel noir plane sur Paris, tel un voile mortuaire. Des ombres circulent dans les rues, pressées, visages baissés.
Une pluie glacée termine de le frigorifier.
Avant de rentrer, il fait un détour par le Vingt-Deux Long Rifle, le repaire des flics du 36, et va s’installer au bar. L’établissement est presque vide en ce milieu d’après-midi. Il commande trois Lagavulin, coup sur coup. Au dernier, Mathilde, la gérante, s’accoude face à lui. Il l’a toujours trouvée séduisante, avec ses grandes boucles brunes et ses yeux où il doit faire bon se noyer.
– Tu devrais reprendre du service, confie-t-elle. Ça pourrait t’aider à… supporter tout ça. Tu leur manques, à Rémi et compagnie.
– Reprendre du service alors que je vais crever dans moins d’un an ?
Il lève son verre.
– On pense que ce truc tue les gens. Mais il y a de bien pires saloperies qui, elles, t’emportent sans prévenir.
La petite clochette à l’entrée retentit. Un homme vient s’asseoir sur un tabouret, à l’extrême gauche du comptoir. Un crâne en forme de pain de sucre et une sale gueule tatouée d’une toile d’araignée.
– Une pression.
La voix est grave, sèche, et l’homme fixe son voisin avec une petite étincelle dans le regard. Alors que Mathilde va le servir, Ulysse vide son verre, pose un billet sur le zinc et sort sous la pluie. Il observe la Seine, qui se courbe comme la ligne d’un destin, le Pont-Neuf, son 36, Quai des Orfèvres. Toute sa vie. Il y a encore quelques mois, il rêvait d’une dernière grosse enquête qu’il mènerait de main de maître, avant de prendre sa retraite, à coups de sourires et d’embrassades. Mais on dirait bien que le vieux Barbu, tout là-haut, en a décidé autrement.
Il reprend la ligne 5, direction le 10e, et soupire alors qu’il monte les étages de son immeuble. Il redoute la réaction de France. Elle le soutient depuis qu’elle est au courant mais elle n’est pas increvable, elle non plus.
Ulysse entre dans son petit quarante mètres carrés, accroche son pardessus au portemanteau proche de la bibliothèque, où trônent ses livres préférés. Il lorgne sur la tranche du Vieil Homme et la Mer. Ah, la mer… Depuis quand ne l’a-t-il plus vue ? Il ne se rappelle même plus le crissement du sable chaud sous ses orteils. Paris et ses nuages noirs le retiennent prisonnier depuis trop longtemps. La nature lui manque.
Il en revient au livre. Il se rappelle qu’il s’agit là de la dernière fiction d’Hemingway, avant que l’écrivain mette un terme à sa propre vie un dimanche de chasse et de pêche comme les autres, ne supportant plus sa maladie. Dans le roman, le vieil homme livre, lui aussi, son dernier combat en mer.
Ulysse secoue la tête et retourne à la réalité. France n’est pas là pour l’accueillir, elle n’a d’ailleurs pas cherché à le joindre de l’après-midi.
– France ?
Pas de réponse. Ulysse va se servir un grand verre d’eau pour réhydrater sa gorge, tout en composant le numéro de sa femme sur son portable. Soudain, une sonnerie retentit, quelque part dans l’appartement. Tout en laissant sonner, il se dirige dans le couloir. Ça provient de la chambre. L’instinct du flic se réveille, ce mécanisme intérieur impalpable qui lui noue instantanément les tripes.
France gît sur le lit, nue, la poitrine grande ouverte.
* * *
Le flash blanc me cisaille les rétines. Durant une dizaine de secondes, je suis dans une sorte d’entre-deux mondes, plus tout à fait Ulysse, mais pas encore John. Puis mon esprit émerge et réalise ce qui vient de se passer. Sacks a tué Hélène. Son corps gît, devant moi, comme il gît désormais dans l’imagination du romancier : éventré, les bras écartés, au beau milieu du lit. Intégré dans le décor rangé au fond de la cervelle déglinguée de l’écrivain.
Je m’appuie contre le mur de la chambre, anéanti, avec en tête tous les souvenirs, toutes les émotions que vient de vivre Ulysse. Hélène n’existe plus, ce salopard de Sacks l’a tuée dès les premières pages de l’histoire. Elle ne reviendra jamais de l’autre côté. Elle est morte, morte…
De toutes mes forces, je frappe contre le mur, mais je ne ressens pas le début d’une douleur, mes poings ne sont même pas blessés. Je pourrais sauter par la fenêtre que ça n’y changerait rien. On a tous déjà essayé et on ne peut pas mourir tant que l’écrivain ne l’a pas décidé.
J’ai envie de le tuer. De l’abattre avec le flingue d’Ulysse, pour ce qu’il nous fait subir. Qu’est-ce qui m’attend ? Est-ce qu’il va me laisser crever de ma tumeur ? M’achever d’une balle en pleine tête ?
Une pointe lancinante est là, en moi, derrière mes yeux. Ulysse souffre, moi aussi. Et je vais ramener cette blessure morale dans l’autre monde. Mon cerveau sera probablement persuadé que j’ai un cancer. Si l’âme peut guérir le corps, elle peut aussi le rendre malade. J’ai peur de ce qui pourrait m’arriver une fois de retour à Scylla, si je survis à toutes ces épreuves.
Il faut que je recouvre le corps d’Hélène, que je lui donne un semblant de sépulture, mais les placards sont vides. Résigné, je sors de la chambre et ferme la porte. Dans la suite du livre, il est probable que le cadavre soit embarqué pour être autopsié. Il finira par disparaître au fond d’une morgue dans la tête de Sacks. Il croupira également dans les sous-sols de l’ARI.
Triste, et comme l’a fait Ulysse dans le chapitre, je m’empare du livre d’Hemingway. Je pense au vieil homme – le véritable être de chair et de sang – qui a joué le rôle du marin, au début des années 1950. J’ignore sa réelle identité, ou à quel endroit de l’Île il habitait, mais il a vécu une sacrée belle aventure dans le livre, une lutte contre le poisson emplie de force et de symbolique. Hemingway savait sans doute comment allait se terminer sa vie rongée par la maladie, mais il a offert à son personnage un bel héritage. Le vieil homme, bien que fatigué par son combat en mer, est rentré à Scylla grandi, sans doute plus sage encore.
C’est ce qui différencie Hemingway de Sacks. Sacks est probablement lui aussi condamné, mais au lieu de nous sauver, de nous enrichir d’une quelconque morale ou sagesse, il va nous détruire les uns après les autres. Il ne nous laissera jamais sortir de Charybde.
Je traîne les pieds jusqu’au Vingt-Deux Long Rifle, où les autres m’attendent. Je vois à leur mine qu’ils sont ennuyés. Rémi me tend un de ces verres sans saveur qui nous donne l’illusion de mener une vie normale. Il pose une main chaleureuse sur mon épaule.
– Mathilde nous a raconté, pour la tumeur. Quel enfoiré. Pourquoi Sacks a fourré ça sous le crâne d’Ulysse ?
Ils ne sont encore au courant de rien pour Hélène. Sacks n’a pas eu besoin d’eux pour le premier chapitre. Ils n’ont pas dû voir le flash blanc, et ont dû rester ici, dans les coulisses, tout le temps de notre absence, à Mathilde, Hélène et moi.
– Hélène est morte.
Ils sont abasourdis et refusent de me croire. Je leur explique tout ce qui s’est passé, la journée d’enfer que j’ai vécue dans la peau d’Ulysse. Leurs visages hésitent entre colère et recueillement.
La clochette de l’entrée sonne. Le type au tatouage d’araignée… Il regarde partout autour de lui avec un air ahuri.
– Mais qu’est-ce qui se passe ? s’écrie-t-il. Où est-ce qu’on est ?
Je me jette sur lui et me mets à le tabasser de toutes mes forces. Je ne sens pas les coups, lui non plus. J’ai l’impression de taper de la mousse et tout ce qui m’anime, c’est cette rage infernale qui brûle au fond de ma tête.
– C’est toi ! C’est toi qui as tué Hélène !
Je sais qu’il n’a été que l’instrument meurtrier de Sacks, mais je n’arrive pas à m’arrêter. Il n’y a que Mathilde qui réussit enfin à me raisonner. Le type hurle qu’il n’y comprend rien. L’ARI ne perd pas de temps à leur expliquer qu’ils vont devenir des personnages de roman, ni comment tout ceci fonctionne. Elle les sort de leur cellule et les balance directement dans une capsule.
Une autre vérité me saute alors à la figure. Je me tourne vers les autres.
– C’est un droit commun, je l’ai croisé à l’embarquement. Si l’ARI l’a envoyé ici, c’est qu’ils savent que ce type va mourir. Et que, par conséquent…
– … Sacks connaît forcément le destin du personnage qu’il interprète, complète Rémi. Et si Sacks le connaît, alors lui aussi.
On se rassemble autour de l’individu. Il est à genoux, tremblant, pas loin d’y laisser une partie de sa raison. Lui expliquer ce qu’il fait ici relèverait de l’impossible. C’est moi qui m’agenouille face à lui.
– Écoute. Tu ne sais pas comment, mais tu connais certains d’entre nous. Tu as le souvenir d’être venu dans ce café, de t’être installé au bar et d’avoir commandé une pression, pas plus tard qu’il y a quelques heures. On s’y est croisés, pas vrai ? Tu venais de chez moi, et t’as tué ma femme…
Il hoche la tête.
– C’est un cauchemar. Je n’ai pas voulu ça, je…
– Dis-nous tout ce que tu sais d’autre. Parle-nous des images qui te trottent dans la tête.
Après un long silence, il me fixe dans les yeux.
– J’ai tué votre femme pour me venger de vous. Vous êtes le commandant Ulysse Cornu. J’ai… J’ai le putain de souvenir que vous avez incarcéré mon petit frère il y a cinq ans et que trois mois après, il s’est pendu.
Il se prend la tête dans les mains
– Je n’ai pas de petit frère !!
Tout se mélange dans sa tête. La réalité sur Scylla, celle que nous vivons en ce moment sur Charybde, et les souvenirs qu’il a récupérés lorsqu’il était dans la peau de l’assassin d’Hélène. Quant à ce petit frère dont il parle, c’était L’Affaire Circé, seizième ou dix-septième livre de Sacks. Je continue à l’interroger. Si Sacks a défini son personnage jusqu’au bout, alors l’homme doit à peu près connaître ses propres intentions dans les futurs chapitres.
– La dernière image que j’ai en tête, c’est vous face à moi, poursuit-il. Vous tenez une arme sur ma tempe. Vous appuyez…
Cela va-t-il se passer à la fin du livre ? Au milieu ? Impossible à savoir. L’individu n’en sait rien, il est confus, il radote. Juste des images sous son crâne, des pensées, des flashs. Il se tourne vers Paul, Rémi et Jean.
– Je ne sais pas comment, ni quand, mais… J’ai dans la tête l’idée de vous tuer.
Cette fois, c’est Jean qui se jette sur lui, les deux mains sur sa gorge pour l’étrangler. Mais quoi qu’il fasse, il ne pourra rien changer au cours de la narration. On aurait beau connaître sur le bout des doigts l’histoire du roman à venir, on n’a aucun moyen de modifier les destins que Sacks a dessinés pour nous. Il paraît que certains Ingéniums réussissent, parfois, à prendre la main un court instant, à changer le cours de leur histoire, à vivre d’eux-mêmes sous la plume du romancier. Aucun d’entre nous n’a réussi avec Sacks. Dès qu’apparaît le flash blanc, c’est lui qui prend les rênes de notre avenir. Chaque mot qu’il pose sur le papier a la capacité de nous tuer.
Paul, Rémi et Jean sont condamnés à mort.
* * *
Cinq mois et vingt-sept jours plus tard.
Mon âme n’est plus qu’une flamme de bougie dans les ténèbres de l’esprit de Sacks. Tout semble noir, éteint. J’erre depuis des mois comme un fantôme dans mon appartement, les rues, et le Vingt-Deux Long Rifle, désespérément vide. Il n’arrête pas de pleuvoir. Je suis seul dans un monde d’un froid abyssal, si profond que je n’entraperçois aucune lumière. Chaque heure est un calvaire, et j’ai l’impression que les journées durent des années. Il n’y a rien à faire, hormis attendre, attendre, attendre. Quand vais-je revoir ma Pénélope ?
Ma vue a encore baissé. Pervers comme il l’est, Sacks n’a pas changé les lunettes d’Ulysse. Autour de moi, pas un animal, pas un insecte, pas une feuille d’arbre qui bruisse. Aucune odeur ni saveur. Pas même un livre à lire pour tuer le temps. La seule chose qui m’empêche de sombrer dans la folie, c’est que je sais que je vais bientôt retrouver Scylla. L’épilogue est quasiment écrit et Sacks va poser son point final, dès qu’il aura décidé de rédiger les dernières lignes. Ulysse Cornu est un homme détruit, presque aveugle, mais il lui reste quelques mois à vivre et il n’envisage pas de se suicider.
Je me rends au 36, monte ses cent quarante-huit marches comme l’ont fait d’autres personnages récurrents avant moi. Je pense notamment à Maigret, un brave gars qui a vécu sur l’Île il y a longtemps. Le parquet grince sous mes pas, notre bureau se trouve là, au milieu du troisième étage. J’ai presque passé plus de temps dans ce monde que sur Scylla. Au fond, je me demande si je ne suis pas plus Ulysse que John. Après tout, peut-être que John, le John que je crois être, n’est qu’un personnage de roman, lui aussi. Ces voyages dans le monde virtuel me déglinguent la cervelle, je crois.
Dans la pièce, ça ne sent pas le tabac des cigarettes que fumait Rémi, mais en fermant les yeux, je parviens à la flairer, cette odeur. J’entends le bruit des touches de clavier qui s’enfoncent. Les grognements incessants de Paul, l’éternel mécontent. Mon imagination. Rien que mon imagination, enfermée dans celle de Sacks.
C’est Paul qui est mort le premier, environ un mois après notre arrivée. Rémi a suivi, et Jean a été poignardé par l’homme au masque d’araignée il y a à peine trois semaines. Cet homme, Ulysse l’a retrouvé et abattu froidement, il n’y a pas plus tard que deux chapitres.
Je sais que Jean est marié, sur Scylla, et qu’il a une fille. Sa famille a dû recevoir la lettre… Mathilde, quant à elle, n’a pas eu à subir le calvaire de rester piégée ici. Sacks n’a plus eu besoin d’elle à partir de la page quarante et l’ARI l’a renvoyée sur l’Île.
Je m’assieds dans mon fauteuil et pense à Pénélope, dans le vrai monde. Plus jamais je ne m’éloignerai d’elle. On va vieillir ensemble, et heureux, malgré les blessures qui habitent ma tête.
Les sirènes se mettent à chanter, c’est le signal. J’attends que la plume de Sacks vienne me cueillir. Une dernière fois, je vais endosser le rôle d’Ulysse Cornu et enfin pouvoir rentrer à la maison.
* * *
L’air frais sur mon visage. Les picotements au bout des orteils, jusqu’à ce que l’onde remonte le long de ma colonne vertébrale. J’ouvre les yeux, doucement, et la lumière d’abord aveuglante se tamise en douceur. Je devine alors un visage penché au-dessus de moi.
– Bienvenue parmi nous, John Doe.
Messine… À mesure, ma vue s’affine, tout redevient net, je vois l’infirmier débrancher les capteurs et ôter les sondes. Les premières minutes sont difficiles. Je suis incapable de parler, et tiens à peine debout quand Messine me sort de ma capsule. L’électrostimulation n’est pas cent pour cent efficace, il faut quelques minutes pour permettre aux muscles de fonctionner à nouveau correctement. Je scrute mon environnement. Sentir à nouveau l’air qui sort de grosses turbines sur mon visage, les odeurs de plastique et de médicaments…
Messine me tend un pyjama bleu que j’enfile en grimaçant.
– J’ai appris, pour les autres, me dit-il. Une vraie hécatombe dans les capsules. Je suis désolé.
– J’aimerais voir leurs corps.
– Vous savez bien que c’est impossible. Tout Ingénium qui décède dans le cadre d’une mission ARI est propriété de l’ARI. C’est…
– … Écrit dans le contrat, je sais. À quoi ça vous sert de les garder ? Qu’est-ce que vous faites de tous ces cadavres ?
– Ah ça… Je ne suis qu’un petit employé, vous savez. On passe à la checklist ? Après six mois dans la capsule, un bon contrôle s’impose…
Ces questions autour du fonctionnement de l’ARI me taraudent l’esprit, aujourd’hui plus que jamais. À qui elle appartient, cette administration, en définitive ? Qui gère ces employés ? Avec son badge, Messine déverrouille une porte. Je le suis sans un mot, alors qu’une autre question me vient à l’esprit : où sont les fenêtres qui donnent sur l’extérieur ? Quand on le voit de dehors, le bâtiment est tapissé de vitres, mais toutes ces pièces que nous traversons n’en comportent aucune. On arrive dans la salle de checklist par laquelle je suis passé six mois plus tôt. Le même médecin m’y attend. On me fait à nouveau subir des examens et des exercices. Encore une fois, l’air sort de turbines, et j’ai cette impression d’être enfermé six pieds sous terre.
Messine est resté dans l’angle de la pièce. Je le fixe soudainement et lis quelque chose d’étrange sur son visage. En une fraction de seconde, il retrouve son sourire. Un sourire plaqué, j’en suis certain.
– Tout est parfait, lâche le médecin. Vous êtes en pleine forme. Vous avez stipulé, lors de votre départ, que ce serait votre dernière fois. Vous n’avez pas changé d’avis ?
– Plus jamais je ne remettrai les pieds ici. C’est terminé.
– Toute sortie est…
– … définitive, je sais. J’ai déjà signé les papiers à mon arrivée.
Le médecin s’approche d’un ordinateur, affiche mon profil, coche une case qui fait apparaître un message de confirmation de sortie définitive du registre. Il me présente un lecteur d’empreintes digitales. J’y plaque mon index droit. Le logiciel indique que je suis bien désinscrit. Au fond de moi-même, je ressens un immense soulagement. Le médecin me guide vers la machine de décontamination.
– Comme chaque fois, vous n’échapperez pas à l’élimination des germes susceptibles de s’être développés dans votre organisme durant votre confinement. Pas très agréable, sensation d’étouffement mais…
– J’ai l’habitude.
Je m’installe dans la capsule. Les vitres s’abaissent, des électrodes se rapprochent de mes tempes et les deux hommes s’affairent au-dessus de moi, procédant à divers réglages. Une fois les vitres baissées, il y a un chuintement, au-dessus de mon front, et une agréable odeur de menthe se distille dans le confinement.
Mes yeux se portent alors vers une gravure grossière, située dans l’angle gauche de la capsule, sur la matière plastique. Je plisse les paupières, tandis que progressivement, j’ai l’impression de sombrer. On dirait bien que quelqu’un a réussi à écrire quelque chose, peut-être avec une pointe, ou le bout de ses ongles.
« Scylla n’existe pas. »
La phrase résonne en onde de choc en moi. Tous mes sens se mettent en alerte. Qu’est-ce que ça veut dire ? Au fond de moi-même survient une réminiscence, et je me vois soudain graver ces lettres. C’est moi qui ai écrit ça ! J’essaie de me sortir de là, mais je n’arrive pas à bouger un petit doigt, mes muscles ne répondent plus. Je dois faire quelque chose avant de sombrer, me souvenir de cette phrase.
Mais je me sens partir, et entends le murmure qui sort à peine de mes lèvres inertes.
Ceci n’est pas la réalité…
Ceci n’est pas la…
Ceci…
* * *
(MA SUITE ÉCRITE POUR LE CONCOURS)
J’ai l’impression d’avoir dormi des heures, des jours, des années… Je suis dans un lit lorsque je me réveille. Péniblement, je me mets debout et me dirige vers la salle d’eau attenante. Le reflet de mon visage dans le miroir me donne la nausée : j’ai les yeux bouffis, injectés de sang, des cernes noirs me déforment les traits. Je m’étonne d’avoir des cheveux sur le dessus du crâne. Pourquoi je trouve ça étrange ?
Je n’ai plus le moindre souvenir, ou plutôt, j’en ai des milliers, sous formes de visions, qui se bousculent dans ma tête endolorie. J’ouvre le robinet du lavabo et m’asperge d’eau fraîche.
J’essaye de me remémorer les derniers événements. Mais lesquels ? J’ai l’impression que je ne suis pas sorti de cet endroit depuis des mois, alors, ça signifie quoi, ces images dans ma tête ? Celles d’un bar, d’un prénommé Paul, et surtout Hélène… Je vois tant de souffrance associée à ce prénom.
Je me rends dans le salon. La lumière vive qui passe au travers des voilages blancs me perce les yeux. Je m’avance vers les fenêtres et ferme les stores. Tout est flou. Je marche dans un brouillard total tandis que mon cerveau est sur le point de fondre. La pénombre me fait un bien fou ! J’ouvre le bar et sors une bouteille de whisky. Un verre est déjà posé sur la table basse, il a l’air d’avoir déjà servi, mais je suis seul ici, à qui pourrait-il être sinon à moi ? Il faut que je me ressaisisse. Je m’assieds sur le canapé et remplis mon verre.
Je commence alors à me répéter, à voix haute pour me rassurer : tout va bien.
Hélène. Je me revois, une arme à la main, faisant exploser la tête d’un gars au tatouage en forme de toile d’araignée sur le visage. Lui, désormais, n’est plus un problème pour moi, mais quel est le rapport avec cette Hélène et… qui est-elle ?
Et si…
Je me lève d’un bond, vite, trop vite, et, pris de vertiges violents, je manque de tomber. J’avale alors une bonne gorgée de mon breuvage et tousse un peu. Fort, trop fort. La douce chaleur du liquide qui envahit mon œsophage me permet de retrouver un peu mes esprits.
J’étais marié. Hélène était ma femme ! Elle est morte, éventrée par ce cinglé à la toile d’araignée sur la face que j’ai réduite en bouillie. Et je ne suis pas en taule ? Ca me revient : je suis flic ! Enfin, il me semble…
Je fais les cent pas dans cet appartement que j’ai l’impression de découvrir pour la première fois. Je vois des chaussettes qui traînent et un pantalon en toile beige, jeté négligemment sur une chaise. Je réalise soudain que je suis en caleçon et en tee-shirt depuis que je me suis levé. Je me mets à fouiller les poches du pantalon, en quête de réponses. Je les retourne, devant, derrière, rien. Y’a pas de raisons que ce soit le pantalon d’un autre , je l’enfile, tant pis s’il n’est pas à moi, il me va. Les chaussettes aussi. Que j’ai du mal à respirer en effectuant ces simples mouvements ! J’étouffe, comme si je venais de sortir d’un endroit clos et petit dans lequel j’aurais été enfermé longtemps. Et cette odeur tenace de menthe autour de moi !
Des noms me reviennent. Messine… Une silhouette, toute habillée de blanc, penchée sur moi. Je ressens la panique m’envahir quand je revois un message gravé : Scylla n’existe pas. Scylla ? Qu’est-ce que peut être Scylla ?
Je me rappelle brutalement à l’énoncé de ce mot : je suis John Doe, un Ingénium, et je deviens Ulysse Cornu, personnage des romans de Sacks lorsque je suis appelé par l’ARI ! Un flic marié à France, rôle tenu par Hélène ! Je commence à y voir clair !
Ils m’ont affecté à une autre mission malgré ma volonté d’arrêter ? Ce devait être ma dernière, je m’en souviens ! Je retourne sur le sofa, reprends une lampée de mon verre et m’affale pour penser à tout ça.
Scylla n’existe pas.
Si seulement je savais ce que c’est, Scylla. Une personne ? Un endroit ? Pourquoi je me vois écrivant ça ? Ma pauvre tête !
Je sursaute au bruit d’une sonnette. Pris de panique, je me lève de nouveau, titubant, le sang bouillonnant dans mon crâne torturé. En quoi dois-je avoir peur ? Je remarque un judas sur la porte et décide d’y jeter un œil avant d’ouvrir. Personne ? Je me penche un peu et vois de longs cheveux sur une épaule couverte d’un manteau. J’ouvre et ne peux retenir un cri de surprise.
— Hélène ? Mais… mais c’est impossible !
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu me confonds avec le personnage, toi ? Moi, c’est France ! Tu perds les pédales !
— Que… Quoi ?
— T’as une sale tête ! Tu sais que j’ai lu l’histoire ? Pour quelle raison la pauvre Hélène a été tuée ? Et tous les autres ?
Je referme la porte tandis que France enlève son manteau et le suspend à côté de la bibliothèque. France ? Dans mon esprit, c’est Hélène, la véritable personne lorsque je suis John Doe. Qu’est-ce qui m’est arrivé pour que je mélange tout à ce point ? Je décide de ne pas trop lui montrer que je suis perdu, mais je pense qu’elle s’en est déjà rendu compte. Hélène, ou plutôt France, se dirige vers le bar, prend un verre et se verse le whisky déjà à disposition sur la table basse. Elle connaît visiblement l’emplacement des choses.
— Je comprends mieux ta tête quand je vois le niveau de la bouteille. C’est bien celle que je t’ai amenée hier ?
J’opine de la tête. Je ne souhaite surtout pas lui montrer que je ne me souviens pas l’avoir vue la veille. Je m’approche et m’installe dans le fauteuil tandis qu’elle s’assied sur le canapé. Elle m’observe tout comme je le fais avec elle. Un silence pesant prend place. J’attends qu’elle engage la conversation car je ne veux pas qu’elle devine mon désarroi. Pour moi, elle est Hélène puisque je suis John ! Je suis en train de perdre pieds, peut-être me fait-elle une blague ? A-t-elle seulement l’habitude de ce genre de réactions ? Et je suis là, en train de me parler intérieurement, à regarder du coin de l’œil cette femme assise dans le salon, sans que je sache vraiment à qui j’ai à faire.
— Bon, t’en es où ? me lance-t-elle froidement.
— Pardon ?
— Ben, c’est quoi, la suite, maintenant ?
Je décide de couper court à tout ça. J’angoisse qu’elle me mette à nu ! Qui est cette femme ? Ou bien, comme je me le suis déjà demandé, suis-je Ulysse, puisqu’elle est France ? John n’est-il qu’un personnage de roman ? Est-ce en fait l’inverse de ce que je crois être ma réalité ? Je dois me reprendre, sa présence me perturbe, elle doit partir.
— Ecoute, je suis crevé, j’ai pris une grosse cuite, j’ai le crâne qui va exploser. Tu veux bien revenir plus tard ou demain ? Ou tu m’appelles avant ? Là, je crois que je vais aller me pieuter, ce sera mieux pour moi.
— Bonjour l’accueil… J’arrive parfois à oublier les raisons de notre divorce, et certains jours, je m’en rappelle très bien. Ce genre de jour, par exemple.
— France, je…
— Laisse tomber. Tu sais où me trouver si tu as besoin ! Pour le moment, je te laisse cuver ton whisky, ça ira mieux demain !
Sur ce fait, elle se lève, attrape son manteau accroché à côté de la bibliothèque et part en claquant la porte. Je suis là, comme un con, à fixer ces étagères supportant tous ces livres. Je digère la nouvelle. France a été ma femme…
Où suis-je ?
* * *
Je m’extirpe du fauteuil et me dirige vers le meuble. Si je suis toujours dans le roman et que Sacks a décidé d’en changer les règles, toutes les pages de ces ouvrages devraient être blanches. J’attrape l’exemplaire posé le plus en évidence, Le vieil homme et la mer, je l’ouvre et découvre toutes les feuilles noircies de mots. Suis-je dans le vrai monde ? Alors où est ma maison et où est Pénélo… Je vacille tellement tout me revient avec violence.
Ma Pénélope, Scylla, notre maison sur la plage. Qu’est-ce que je fiche là, alors, si je suis bien dans le monde réel ? Pourquoi France/Hélène et non Pénélope ? Quelle partie de ma vie j’ai pu oublier à ce point ?
Je tente de me calmer. J’entame mon petit refrain, en insistant : tout - va - bien.
Il est temps pour moi de sortir, de comprendre, de voir où je suis ! Un blouson pend telle une loque sur le porte-manteau, je l’attrape et l’endosse. La démarche chancelante, je descends l’escalier de l’immeuble qui me mène au rez-de-chaussée. Le soleil m’aveugle. Je sors une paire de lunettes noires trouvée dans la poche intérieure, elles sont parfaites pour cacher mes yeux rouge sang.
Je marche le long des rues, des boulevards, croise des passants qui ne me prêtent aucune attention. J’en suis à me demander si tout ce que je vis est réel. Ce ne serait pas juste l’effet de mon énorme beuverie de la veille ? Qu’est-ce qui m’a pris de boire autant ?
Puis je sens comme une présence, sûrement l’instinct de flic dû à mon personnage d’Ulysse : je suis suivi, et ce, depuis quelques mètres déjà. Je tente de ne pas avertir mon poursuivant en gardant mon allure et essaye de repérer, dans le reflet des vitrines, qui pourrait être à ma poursuite. Je le vois : il porte des lunettes de soleil, un blouson et si je ne me tenais pas debout dans la rue, je pourrais jurer qu’il s’agit de moi.
C’est quoi cette blague ? Ma cervelle retournée me joue des tours au point de me croire suivi par… moi-même ?
Je décide soudain de tourner dans une ruelle et d’attendre, afin de le surprendre. Je laisse passer trente ou quarante secondes qui me paraissent des minutes entières, mais rien ne se passe. Je l’ai semé sans le vouloir ? J’attends encore quelques instants, persuadé qu’au moment où je vais réapparaître dans la rue, je vais tomber sur lui. Il est facile à repérer, il me ressemble ! Le soleil m’éblouit, ma vue est tellement trouble. J’enlève mes lunettes et frotte mes yeux rougis lorsque, soudain, je devine quelqu’un devant moi. C’est un autre homme, habillé tout en blanc. Sa tenue est tellement lumineuse que ça m’aveugle totalement ! Prenant les devants, je commence à frapper dans le vide, puis je me sens soudain maintenu, comme si on me bloquait les bras.
— Arrêtez de vous débattre ! Me lance une voix dont le son m’est familier.
J’ai la sensation qu’une pluie de coups s’abat sur moi puis vient un grand flash blanc...
* * *
Une lumière vive me fait ouvrir les yeux, mon corps endolori tente de supporter mon poids lorsque je m’extirpe du lit. Le sang me monte à la tête et me fait l’effet de poignards qui traversent mon crâne de part en part.
Tout est blanc, encore, aveuglant. Je plisse les yeux, j’ai mal, trop mal. Je me dirige vers la salle d’eau, mon reflet me fait horreur. C’est quoi ce sentiment désagréable de déjà vu ? Une différence pourtant : mon visage est tuméfié, mes bras sont recouverts de bleus et j’ai deux belles marques rondes et rouges sur chaque tempe. Je me regarde dans le miroir, j’ai l’impression d’y voir un étranger. J’ouvre le robinet et m’asperge le visage d’eau fraîche.
Je suis de retour chez moi ? Est-ce que j’en suis seulement parti ?
Je reprends mon refrain en boucle tandis que l’eau coule : tout va bien, tout va bien, tout va bien…
* * *
— Il n’a vraiment aucun souvenir, ça n’a pas marché ?
— Vu l’état dans lequel il s’est mis lors de ma venue, il semble qu’il soit toujours dans un de ses mondes.
— Et si la visite de France, son ex-femme, n’a pas eu l’effet escompté, ni même l’électrochoc...
— Il continue de parler de ces autres mondes qui, pour lui, sont réels. Parfois, le traitement fait effet. On voit qu’il a des éclairs de lucidité, mais c’est vraiment furtif. Je suis désolé, ce serait préférable que vous arrêtiez d’espérer.
Pénélope observe son mari au travers d’un miroir sans tain, miroir qui donne dans la salle d’eau de la chambre d’hôpital où il séjourne depuis plusieurs mois. Plus rien ne reflète la réalité autour de lui depuis qu’il a sombré dans cette psychose alcoolique.
Elle prend congé du Docteur Messine, haut responsable du service de l’ARI (Assistance Résidentielle Intensive), au sein du Centre Hospitalier Psychiatrique CH. ARYBDE, et repart chez elle, sur Scylla.
* * *
Je m’appelle Olivier Sacks, je suis écrivain, je n’ai qu’une vie. Tout le reste n’est que le fruit de mon esprit déglingué et ravagé par l’alcool.
Pour moi, tous les jours, tout va de mal en pis.
©Barbara Laurame *Avril 2018* - ©Franck Thilliez 2018
Si vous souhaitez lire sa suite, en vente sur Amazon, cliquez sur le lien : Charybde et Scilla de Franck Thilliez
Comentários